UNE ENFANCE HEUREUSE
Adrien Bramoulle
J’ai connu une enfance heureuse. Et dites-vous bien que c’est un sacré handicap quand vous passez aux Assises. Je me souviens, la dernière fois, j’ai failli leur révéler qu’un jour mon père m’avait foutu une paire de baffes dans un jardin public (motif d’après lui : après avoir bousculé une vieille dame, j’aurais refusé insolemment de m’excuser, et j’aurais même ajouté à haute voix : « Peut crever, oui, la vieille peau ». Mon avocat aurait peut-être tiré quelque chose de cet incident, s’il n’avait pas été aussi manche. Mais j’ai croisé le regard de ma mère dans le public. Je n’ai pas pu. Ça lui aurait sûrement fait de la peine que je déballe ainsi nos secrets de famille.
Mes parents formaient un couple uni. A ma connaissance, ils n’ont jamais parlé de divorcer. Je ne suis même pas certain que mon père ait eu une maîtresse – si oui, il faisait ça avec tact et discrétion -. Ma mère ne buvait pas. A ma connaissance, elle ne s’est jamais livré à la prostitution. Elle ne fauchait pas dans les magasins – sauf, comme tout le monde, – de petites choses, de temps en temps.
Ils ne m’ont pas placé en nourrice dans un patelin pourri de cambrousse. Ni en pension. Je n’ai pas connu la Dasse. Même les colonies de vacances merdiques, j’y ai coupé. Je passais l’été avec eux dans notre belle villa de La Baule. Ou bien j’allais chez Bon-Papa et Bonne-Maman, dans leur manoir de Dordogne. Ou bien chez Mamie-Toute-Seule, et enfin chez Bonne-Maman. Mes parents ont tout vendu, pour s’acheter un appartement super, deux cent cinquante mètres carré dans le septième. Mais j’ai hérité de rien, pour le moment. Pourtant ils m’avaient souvent dit, les vieux : « Tu vois, mon chéri, tout cela sera à toi plus tard ».
Je n’ai pas été privé de jouets. J’ai eu mon meccano et mes patins à roulettes à l’âge habituel. Des ballons. Un vélo demi-course. Des chaussures de foot à crampons. Et j’allais au cinéma avec la bonne quand le film n’était pas interdit aux mômes.
Mes parents ne m’ont donné que de bons exemples. Le dimanche ils m’amenaient avec eux à la messe. C’est même là que j’ai reçu mon premier mauvais conseil. Le curé m’a expliqué un jour qu’il était normal que les ouvriers de la onzième heure soient autant payés que ceux qui bossaient depuis le matin. Alors, je me suis dit : « Eh bien dans ces conditions, compte sur moi pour me lever tôt le matin !».
En classe, ça allait. Rien que de bonnes écoles, où il n’y a pas de voyous. Et pas de filles non plus, quelle horreur que les écoles mixtes. Dès que je faiblissais dans une matière, aussi sec un prof venait à la maison pour des leçons supplémentaires. Alors, rien que pour éviter cela, je tâchais d’avoir la moyenne.
Ce que mes parents craignaient le plus pour moi ; c’étaient les femmes. Si on se laisse aller, elles vous tiennent par les sens, et elles vous font faire n’importe quoi, comme piquer dans la caisse du patron ou mentir à sa mère. Ça s’est vu, ils avaient raison. Heureusement, moi, j’étais pas du tout tourmenté par le sexe féminin, pouah, et en plus j’avais pas de patron. Je savais où ma mère mettait son argent liquide, et de temps à autre, j’empruntais le carnet de chèques de mon père. De toute façon, j’étais fils unique, non ?
Question avenir, mes parents avaient décidé que je serais médecin. Ils rêvaient de me voir devenir un grand chirurgien, pas moins. Mais moi, j’étais pas d’accord pour toutes ces années d’études. Alors ils m’ont acheté une boutique de fringues pour me faire plaisir. Entre temps mon père m’avait fait exempter du service militaire. C’est plein de mauvaises fréquentations, là-dedans.
Bon, ma boutique a perdu de l’argent. Et alors ? Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ? Vous n’avez jamais entendu parler de la concurrence, et de tous les impôts à payer ?
La mort de Bon-Papa, j’y suis pour rien. C’est le copain qui a cogné trop fort. D’ailleurs, il n’avait qu’à comprendre que ce fric il nous le fallait, et pas vouloir jouer au héros, à son âge. Bon, j’étais masqué. Et alors ? Vous auriez peut-être voulu que j’y aille visage découvert, pour qu’il me fasse la morale ? J’ai essayé de leur expliquer, aux Assises, que justement ce masque prouvait que j’avais pas de mauvaises intentions. Autant parler à un mur.
Avec une enfance heureuse, vous êtes baisé à tous les coups aux Assises. Une mère putain et un père alcoolique, si vous avez un bon avocat, ça vous rapporte facilement cinq ans de ristourne. Tandis que moi, ils m’ont collé le maximum. En un sens, donc, mes parents ont été vaches.
Après la mort de Mamie-Toute-Seule, ils n’ont pu rien prouver. Ça n’empêche qu’ils ont encore tout fait pour me mettre l’affaire sur le dos. Qu’est-ce qu’ils m’ont passé à la moulinette. Des heures et des heures. Sous prétexte que les agresseurs connaissaient bien les lieux, et que c’était moi qui avait loué la voiture. Et alors ? Est-ce qu’on est responsable de ce que les malfrats font avec une voiture qu’on vous a piquée, quand vous l’avez régulièrement déclaré volée au Commissariat de police ? Ils ont enregistré ma plainte et ne se sont même pas donné la peine de chercher sérieusement.
Quand Bonne-Maman a été massacrée, ils ont remis ça. Les flics, ça veut jamais admettre les coïncidences. D’après-eux, seul un familier pouvait savoir où la bonne vieille cachait son magot. Trois fois rien, d’ailleurs, ça valait pas le déplacement en Dordogne. J’avais pas d’alibi solide d’après eux, et ils ont prétendu qu’ils avaient retrouvé mes empreintes sur place. Forcément, c’était la maison où je passais mes vacances quand j’étais môme, et les empreintes, une fois que ça y est ça y reste, surtout que les femmes de ménage, là-bas, c’est pas les cadences infernales. Mon avocat a été au-dessous de tout, pourtant mon père m’avait assuré qu’il avait pris le meilleur – une fois de plus, il s’est fait avoir par la publicité mensongère – et j’ai encore pris cinq ans. Si seulement j’avais été un peu martyrisé pendant mon enfance, je m’en serais tiré avec trois, dont peut-être bien deux avec sursis. Mais il a fallu que mes parents viennent dire à la barre quel bon petit garçon j’avais été, et combien j’avais été choyé. Ils sont cons pour la vie. Des imbéciles.
D’ailleurs, est-ce qu’on s’est donné la peine de faire des statistiques ? M’étonnerait. Leurs statistiques, c’est toujours bon à prouver ce qu’ils ont décidé de croire. Je parie pourtant que c’est après des enfances heureuses qu’on trouve le maximum de voleurs, de drogués, et de criminels. Forcément, puisqu’on n’est pas averti des dangers qu’on court. Tandis que les types qui ont fréquenté très tôt les flics et les juges, ils n’ont pas d’excuse, ils savent de quoi il retourne. Et pourtant, c’est toujours eux qu’on plaint. On dit : « C’est la faute à la société ». Tu parles Charles. Et comptez-vous pour rien le fait que vous souffrez beaucoup plus durement de frustrations d’adulte lorsque vous n’avez manqué de rien dans votre jeunesse ? C’est qu’il en faut, de l’argent pour vivre intelligemment de nos jours. Les gosses malheureux, eux, les choses leur sont plus faciles, ils ont pris l’habitude.
Maintenant, si tout va bien, je sortirai dans dix-huit ans. Ma pauvre mère sera morte, et c’est tout ce qui reste de ma famille.
Après, forcément, il y a eu l’histoire de mon père. Il n’a pas voulu comprendre que j’avais absolument envie de cette Porsche Carrera. C’est bouché à cet âge. Un peu de compréhension et il serait toujours vivant. Pour faire quoi, d’ailleurs, je vous le demande. Depuis qu’il était à la retraite, il n’avait plus tellement envie de vivre. Ses petits papiers lui manquaient, et tel que je le voyais il allait se laisser mourir de mélancolie. J’ai aussi essayé de leur expliquer ça aux Assises. Cause toujours, qu’il se disaient en me regardant, avec leurs lèvres pincées et leur air antipathique…
Dix-huit ans. Je ne suis pas trop mal ici. J’espère bien y rester. Le plein air, ça n’a jamais été mon fort, je peux men passer, et le copain de cellule est très présentable. On s’entend bien tous les deux. L’ennui, c’est que lui n’en a que pour dix ans. Alors il y aura l’après ; je verrai en temps utile. Ma mère m’apporte des douceurs, j’ai la télévision, des bandes dessinées et l’argent qu’il faut pour la cantine.
Quand je sortirai, je ne serai pas encore trop vieux pour bien profiter de ce que ma mère me laissera. Je l’aime bien et je lui ai jamais fait de mal. Elle le reconnaît d’ailleurs. J’ai parfois la trouille qu’elle se remarie, et qu’un gigolo vienne tout bouffer. Mais ce n’est pas son genre. Quand elle vient au parloir, je suis rassuré de voir qu’elle devient chaque jour plus vieille et plus moche, et qu’elle ne fait plus aucun effort de coquetterie. Ça me paraît bon signe non ?
Dix-huit ans à tirer. Sous réserve de bonne conduite, bien entendu. Mais là, question bonne conduite, je crains rien, j’ai le pli depuis l’enfance, justement.